Sur le plan lexical, la différence entre ces deux termes est fine. Dans les deux cas, il s’agit de quitter une chose pour une autre, de transformation, de métamorphose. Ce qui les distingue, c’est la temporalité que porte la « transition » qui est graduelle, progressive et qui désigne un état intermédiaire, un état « entre-deux », un temps de chrysalide, une transformation à l’œuvre.
Si je pointe ces différences, c’est parce que j’observe que dans bon nombre de collectifs que j’accompagne, elles ne sont pas perçues créant tensions et dysfonctionnements. L’entreprise a tendance à assimiler toute transformation à un changement et traite les transitions comme elle traite le changement, utilisant une panoplie d’outils adaptés à la conduite de celui-ci, passant à côté de sa transition.
Concrètement, de quoi s’agit-il ?
Ici, je sors du champ lexical et j’entre dans le champ de la vision de l’entreprise, j’entre dans son champ culturel.
Le changement tel que je le vois pratiqué en entreprise peut être résumé à une réorganisation ayant pour but de s’adapter et de se déployer dans un monde qui bouge mais dont le paradigme ne bouge pas. Quand Uber surgit et bouscule les géants de ce monde, démontrant qu’on peut faire du business sans posséder l’outil de production, le cadre global dans lequel il s’inscrit n’est pas ébranlé. Le paradigme est inchangé. Il s’agit toujours de faire fructifier le capital financier. Il s’agit toujours de rentabilité, de croissance ultra-rapide, de conquête de parts de marché, etc. Le but du jeu est toujours le même, tout comme les règles du jeu (économiques, financières, etc.) ainsi que les critères de réussite. Uber a créé une nouvelle stratégie, hyper efficace, hyper performante, qui s’inscrit absolument dans le paradigme en place et qui vient « simplement » ébranler les habitudes des joueurs historiques à la stratégie immuable et bien huilée. Ceux-ci, bousculés, doivent repenser leur modèle pour reprendre une position respectable dans un jeu qui est toujours le même. Ici le monde bien que mouvant est stable. Sa matrice est identique. Ce sont les techniques de jeu qui sont bouleversées, non son but ni ses règles. Celui-ci se pratique toujours dans le cadre d’un monde stable et prédictible (voir l'article "L'incertitude ou l'émergence d'un nouveau référentiel")
Qu’en est-il de la transition ? La transition parle d’un paradigme qui explose. D’un cadre de référence qui disparaît à tout jamais. Elle est l’état intermédiaire et nécessaire pour passer d’un cadre à un autre radicalement différent. C’est ce que nous expérimentons aujourd’hui, passant d’un monde stable et prédictible, à un monde incertain et totalement inconnu car impossible à modéliser. Explosion démographique, transformation du climat, changement sociétaux, etc. Nous entrons dans un monde que nous ne connaissons pas.
La transition, c’est ce temps où il faut laisser derrière soi les attributs d’un monde révolu mais confortable car connu, faire deuil et se mettre à l’écoute d’un monde qui émerge pour adopter de nouvelles postures (voir l'article "Ce que les contes nous enseignent sur les transitions et l'incertitude"). C’est changer les paramètres de son équation. Les critères de réussite ne peuvent plus être les mêmes. Le vivant dans toute sa diversité est à intégrer. La rentabilité ne peut plus être que financière. La vocation de l’entreprise est ébranlée. Ce n’est plus le capital financier qui devient prioritaire mais notre capital collectif : l’écosystème nécessaire à notre survie en tant qu’espèce. De nouvelles relations avec le vivant, de nouveaux gestes, de nouvelles pratiques, de nouveaux liens, de nouvelles visions sont à créer, dans un monde où la croissance ne peut plus être infinie, où le sens même de la vie est remis en cause.
Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises passent à côté de leur transition croyant qu’elles sont face à un changement majeur qu’elles pourront absorber en agissant sur la forme : changer l’organisation, utiliser de nouveaux mots, développer de nouvelles pratiques plus collaboratives, modifier leur activité pour aller vers les activités d’avenir (le « green »), travailler le sens, etc. Elles travaillent avec acharnement et sérieux la forme mais oublient au préalable de travailler le fond, sur ce paradigme qui vole en éclat. Et on le comprend, car accepter de travailler le fond, c’est accepter de plonger dans un monde inconnu sans recettes prêtes à l’emploi, sans récits, sans témoignages. Quel business plan à 5 ans peut tenir quand les hypothèses traditionnelles de base s’évanouissent ? C’est l’aventure la plus totale. C’est aux antipodes du désir de maîtrise de l’entreprise qui à travers études de marché et ses benchmarks tentent de rendre le monde prédictible, cherchent les scénario duplicables, le retour sur investissement, la sécurité, les équations linéaires à peu d’inconnues.
Se revendiquer en transition, c’est affirmer qu’on quitte l’ancien paradigme et que l’on va vers un nouveau qui est à construire. C’est tout l’enjeu des nouveaux récits où il s’agit d’imaginer un monde vivant et viable dans lequel on va pouvoir se projeter pour envisager ce qui est à entreprendre (cf "Coopérer avec le vivant avec la Fresque de la Renaissance Ecologique"). Ces nouveaux récits, en faveur de la survie de notre espèce, rompent avec le consumérisme, le matérialisme et l’argent créant une tension pour l’entreprise «dont le but est de produire et de fournir des biens ou des services à destination d'un ensemble de clients ou d'usagers, en réalisant un équilibre de ses comptes de charges et de produits » (Wikipedia - septembre 2020).
C’est une véritable déconstruction qui est à opérer. Il y a un deuil à faire du monde dans lequel jusque-là nous avons collectivement évolué. Il y a la peur à apprivoiser. Il y a l’imagination à déployer. Il y a la confiance à construire, l’entraide et la solidarité à développer, tout comme l’aisance face à l’incertitude et au mouvement permanent. Il y a la création de nouveaux indicateurs, la mise en place d’une comptabilité qui prend en compte l’équilibre des comptes avec le vivant, comme le propose la comptabilité à triple capital. Mais surtout, un nouveau rôle de l’entreprise, une nouvelle posture qui permet de répondre aux besoins des humains sans détruire le système qui soutient leur vie.
Pour entrer en transition, l’entreprise doit s’ouvrir à l’espace de réflexion et de création que celle-ci exige. Une des façons est de créer un laboratoire dédié à la déconstruction, à l’exploration de futurs radicalement différents et vivables, à l’imagination de métamorphoses qui seront à entreprendre ensuite. Un laboratoire ouvert aux parties-prenantes de son territoire car l’interdépendance est clé et se déconstruire à plusieurs est tellement plus soutenable…